La première fois que j’ai rencontré Paul Bowles, il m’a tout de suite apostrophé :
« qu’est ce que vous foutez à Tanger ? »
Je lui ai répondu que ce qui m’avait attiré, c’était la présence très discrète de cette ville dans les guides touristiques en comparaison du bruit autour de Tanger dans le Monde.
Il a rigolé et m’a dit : « peut-être ! mais vous venez trop tard ! »
Ìl avait raison, je n’avais pas vingt cinq ans dans les années 50 et je ne suis ni anglais ni américain.
J’ai fait son portrait et j’ai photographié sa table de nuit, ses chaussures et ses valises.
J’ai rencontré Mohammed Choukri que j’ai photographié dans un bar de Tanger, tenu par l’un de ses copains, ancien catcheur ou boxeur.
Dans un autre bar, j’ai connu au cours d’une virée de tapas, un ancien boxeur espagnol, le bar était à lui.
J’ai compris en passant devant le Dean’s bar ou les copains de la beat-generation avaient pas mal éclusé, que, non, ce n’était pas trop tard, mais qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
Découvrir une ville « vide » et surpeuplée, le tout au milieu d’une urbanisation empruntée à l’Europe, était une expérience très nouvelle.
Rapidement Tanger m’a plu pour ses vides, ses volets fermés, ses ruines et ses cours remplies d’herbes folles.
Derrière ces portes cadenassées, il y a encore la vie, celle des gardiens qui attendent sans y croire, le retour des propriétaires partis un jour vers l’Europe et les Amériques, et la vie de ceux qui sont restés et qui vivent derrière leurs volets à peine entre ouverts.
A la fin de la semaine, on les voit se rassembler dans quelques lieux de Tanger, ils sont âgés, élégants, ils rencontrent leurs amis âgés et élégants, selon des critères oubliés. D’autres, encore, gardent leurs fenêtres ouvertes : ils luttent pour que demain ne fasse pas oublier hier.
Je ne connais pas Alexandrie, mais j’imagine un peu la même atmosphère. Voilà deux villes où l’imaginaire est puissant : attention de ne pas se laisser aller à trop valoriser une mémoire faite de la récupération d’un passé vrai ou faux. Mais tout de même, ces lieux sont en péril, perfusés depuis des lustres, ils sont maintenant menacés de destruction.
Tanger veut redécouvrir sa vocation de lien entre l’Afrique et l’Europe, Tanger veut construire. Alors pourquoi garder une villa des années 30/40 au milieu d’un parc de deux hectares en pleine ville ? La logique financière s’imposera très vite. Alors encore plus vite, j’ai voulu photographier ces lieux avant inventaire.
Pierre Assouline : Qu’il
s’agisse de peinture, de littérature, de cinéma, de photographie,
ce qui compte c’est l’imprégnation de l’artiste par le sujet
qu’il traite. Tu ne te contentes pas dans ton travail de reproduire
le réel, mais tu t’en imprègnes. C’est ce que j’apprécie
dans ta démarche.
Daniel Aron : J’ai ressenti
ce projet, exactement comme tu le décris. Il est le résultat d’une
longue gestation. Je l’ai abordé à l’allure du flâneur. Au fur
et à mesure que je m’imprégnais de Tanger, j’ai commencé à
photographier, sans avoir vraiment décidé du moment.
P.A :
Tes photos prises entre 1994 et 2006, sont en noir et blanc. Est ce
que pour toi Tanger a une couleur ?
D.A : Bien sûr, Tanger a
une couleur. Celle de la lumière. La lumière est très importante à
Tanger car elle résulte de la rencontre entre l’Atlantique et la
Méditerranée. La diffraction de la lumière est très différente
de ce que l’on observe ailleurs. Nicolas de Staël, lui l’a vue
blanche. On dit d’ailleurs souvent « Tanger la Blanche ».
Pour ma part, à travers les images que j’ai faites, je la vois
plutôt gris clair.
P.A : Il m’a semblé qu’il
y avait un côté mélancolique dans tes images. Presque l’apparence
d’une ville fantôme, avec toutes ces photos d’endroits désertés
et vides…
D.A : Tanger est une ville
à la fois surpeuplée et pleine de vide. Elle est mélancolique :
c’est vrai ! Mais pas pour tout le monde. Il y a toujours en
contrepoint une multitude de personnages, ce sont eux qui donnent ou
ont donné sa forme à la ville.
P.A : Ce qui est
mélancolique, c’est cette touche de nostalgie qu’expriment tes
photos. On y retrouve la Tanger d’autrefois…
D.A :
Cette touche de nostalgie a été pour moi le plus difficile à
traiter. Je ne suis pas effrayé par ce qui va arriver demain. Ce qui
m’intéresse dans la vie, c’est l’avenir. Je me sens plus
concerné par l’inconnu, par la nouveauté, par l’architecture
contemporaine par exemple.
Mais à Tanger, j’ai trouvé un
équilibre différent. En France, la notion de conservation du
patrimoine est très développée et mise en œuvre, alors qu’à
Tanger, ces concepts n’existent pas, ou pratiquement pas. J’ai
trouvé dans cette ville cette matière brute qui est inexistante
dans les villes européennes, dans lesquelles il est si difficile de
trouver derrière une grille, un jardin plein d’herbes folles et au
bout de ce jardin, une maison qui a l’air d’être totalement
abandonnée. Mais c’est là que l’imagination se met en route
tout de suite !
P.A : Il y a dans ton travail une alternance de paysages urbains vides et désolés et de personnages. Mais tes personnages eux, ne ressemblent pas à tes paysages.
D.A : Il y a dans
cette ville deux catégories de personnages : les Tangérois de
naissance et les Tangérois d’adoption, qui en ont fait leur ville
d’élection. Ceux là sont des Européens et des Américains pour
la plupart. Ils sont la preuve que le Tanger nostalgique dont tu
parlais n’est pas totalement révolu. Parmi eux, il y a des gens
âgés et d’autres arrivés récemment. Cette dualité est
intéressante. Tanger est une ville où l’on converge de toutes les
parties de l’Afrique pour partir vers l’Europe. Cette situation
est souvent évoquée, et c’est effectivement important d’en
parler. Certains de mes confrères photographes l’ont fait avec
talent. Je me suis intéressé essentiellement à ce que Tanger avait
reçu comme apport extérieur, et aux gens qui y viennent toujours.
Ce qui est intéressant pour moi, ce sont les gens qui s’installent
dans une ville par choix. Je suis Parisien. J’y suis né et j’y
vis. En revanche, j’ai décidé, comme d’autres, d’aller à
Tanger. Et j’ai voulu montrer les gens qui ont aussi fait cette
démarche.
P.A : Tes photos évoquent
la tristesse, la nostalgie au sens portugais du terme, la saudade
version tangéroise…
D.A : C’est vrai, il y a
des notes de fado dans ces photos. On dit toujours que les
méditerranéens sont des gens très gais. C’est totalement faux !
Ce sont des gens qui ont un terrible sens du tragique ! Mais je
ne dirais pas comme toi tristesse ou mélancolie. Je dirais plutôt
qu’il s’agit d’une sorte de nostalgie douce.
P.A :
Quel est le coin de la ville auquel tu es le plus attaché sur le
plan sentimental et esthétique ?
D.A : C’est une question difficile. Cela dépend de l’humeur du jour. Je voudrais évoquer une autre particularité de Tanger : c’est une ville où il y a un respect de l’autre. Quand les Européens sont arrivés, ils ne se sont pas installés dans la médina pour acheter des maisons , les détruire et en construire de nouvelles. Ils ont construit en dehors de la médina et des quartiers traditionnels. Cette juxtaposition entre quartiers traditionnels et quartiers nouveaux est fréquente en Afrique du Nord. Les abords de la Kasbah me plaisent beaucoup parce qu’ils forment une zone de contact entre la ville traditionnelle et la nouvelle ville. J’aime le quartier du Marshan, situé sur une colline face à ma mer, on y trouve une jolie architecture, mélange d’influences franco-espagnole du début du vingtième siècle. La lumière de Tanger s’y exalte, parce qu’à proximité de l’eau, il y a souvent une brume que le soleil pénètre, il y reste un moment, en ressort un peu voilé, c’est sans doute cela qui donne à la ville cette lumière si spéciale. J’aime cet endroit.
P.A : Quelle est ton image préférée ?
D.A : C’est l’image
d’un gardien dans un palais. Elle résume bien l’atmosphère du
Tanger que j’ai photographié. Il y a l’architecture et l’un
des personnages emblématiques de la ville. Ici les gardiens des
lieux sont aussi les gardiens de la mémoire de la ville.
P.A :
Tu as photographié des personnages très divers. Quel est le
personnage qui te semble le plus représentatif de la ville ?
D.A : Il y en a deux, une
femme et un homme. La première incarne parfaitement les traditions
attachées à ses origines sociales. Elle est très active dans la
vie et le devenir de cette ville. L’homme est un professeur de
musique, il aime le jazz. Ces deux personnages incarnent à merveille
l’équilibre entre deux cultures ressenties comme un
enrichissement : belle leçon à méditer quand on est
Européen.
P.A : Y a t il des problèmes
particuliers pour photographier à Tanger ? Les Tangérois se
méfient-ils de l’objectif ?
D.A : C’est toujours le
problème qui se pose aux photographes aujourd’hui. A Tanger ou
ailleurs. Il est certain qu’au Maroc c’est encore plus compliqué
à cause de « l’interdiction » de la reproduction de
l’image humaine. Cela s’est beaucoup compliqué ces dernières
années. Il y a vingt ans, il suffisait de demander courtoisement aux
gens leur autorisation. Mais à vrai dire je n’ai pas été
vraiment confronté à ce problème. Les gens que je photographiais,
je les avais choisis, et par conséquent je leur avais posé la
question au préalable.
P.A : Ils posent
tous ?
D.A : Certes ils posent. Mais c’est
ma façon à moi de faire des portraits. Des portraits oùl’individu
se situe dans un milieu. Je cadre rarement serré sur le personnage.
J’aime situer les gens dans un environnement privé ou
professionnel. J’utilise un Leica et un 35mm qui est une sorte de
« petit grand angle ». Cet objectif me permet d’être
ni trop près ni trop loin du personnage et cela sans
distorsion.
P.A : Ce sont des photos faites pour
la plupart à hauteur de regard, assez géométrique, dans l’esprit
de Cartier Bresson qui aimait dire : « Que nul n’entre
ici s’il n’est point géomètre ».
D.A :
Tu connais mon immense admiration pour H.C Bresson, le cadrage est
l’une des rares choses à peu près innée. Jeune photographe, je
montrais mes photos et j’ai souvent entendu : « c’est
pas terrible mais c’est bien cadré (rires) Le sens du cadrage peut
s’affiner mais l’œil voit toujours d’une certaine
façon.
P.A : Les tirages en noir et blanc
d’excellente qualité rendent justice à l’équilibre des tons.
Ce qui est devenu de plus en plus rare à l’heure de la photo
numérique.
D.A : Je serais plutôt rassurant de
ce point de vue. Le numérique ne semble pas avoir envahi le domaine
des photos d’expositions. Mais la difficulté va être de trouver
de bons tireurs et peut-être un jour du papier. L’autre difficulté
est liée au genre que j’affectionne : la photographie
humaniste, qui n’est plus dans l’air du temps.
P.A : Peut-être est-ce par
manque de représentants ? Les représentants historiques de la
photo humaniste sont morts, à part Willy Ronis. Mais celui-ci est
très âgé et ne prend presque plus de photos…
D.A :
L’œil des jeunes générations de photographes a évolué. D’autre
part, il est devenu très difficile de photographier les gens au nom
du fameux « droit à l’image ».
P.A :
Comment réagissent les Marocains à tes photos ?
D.A : Je ne sais pas et
cela me préoccupe. Comment en effet vont-ils réagir à cette vision
de Tanger qui ne s’inscrit pas dans la représentation magnifiée
d’une ville qu’ils espèrent voir choisie pour l’exposition de
2012 ? Le fil rouge de mon travail c’est l’immatériel de
cette ville. Il ne faut pas la prendre au premier degré. Quand mes
amis demandent ce qu’il y a à voir à Tanger, je leur réponds :
plus qu’à voir, il y a à sentir, à ressentir, à fouiller, à
rêver. Je leur dis de penser à la musique, à l’écriture, à la
peinture.
Je leur conseille de tenter de savoir pourquoi de si
nombreux artistes Delacroix, Matisse, Camille Saint-Saëns, Francis
Bacon, Bowles… y sont venus même s’il n’y sont pas restés.
P.A : Tanger ne serait pas une ville où l’on reste, mais une ville où l’on passe ?
D.A : C’est effectivement ce que l’on dit. Mais l’on y revient toujours ! Il y a quelque chose
de si particulier dans ce lieu…
Le côté sympathique de Tanger, c’est que les Marocains ont toujours apprécié les étrangers qui sont venus dans cette ville. Il n’y a pas eu, en tous cas avec les artistes, de ruptures entre communautés.
P.A : Ce qui est
remarquable, c’est l’empreinte dégagée dans tes photos. Elles
sont peuplées d’ombres familières qui les rendent touchantes.
Même les paysages urbains vides et dépouillés touchent parce que
ce ne sont pas les murs qui parlent, mais les personnages qui sortent
de ces murs, tels des fantômes. Des personnages qui sont les anciens
habitants, ceux qui ont autrefois peuplé la ville. De par sa
situation, il est vrai que c’est une ville totalement à part au
Maroc. Elle est à la pointe de l’Afrique.
D.A :
La position géographique de la ville exerce en effet une forte
fascination. Je me souviens d’un ami très fier de sa maison parce
qu’elle était édifiée sur le point le plus excentré de
l’Afrique ! J’ai d’ailleurs fait une photo qui témoigne
bien de cette situation. Elle représente une échelle qui descend
vers la mer, au bout de laquelle on voit l’ Espagne. Elle résume
parfaitement l’autre problématique de Tanger. Pour une exposition
précédente, j’avais photographié des maisons où vivaient des
gens très modestes, qui n’étaient pas toujours des Tangérois,
mais également des Marocains qui voulaient partir vers l’Europe,
en laissant tout derrière eux. Mais ils sont finalement restés à
Tanger. C’était un travail véritablement à l’intérieur de la
ville. Cette fois-ci, j’ai voulu sortir de la ville et de cette
problématique.
P.A : Tes photos rendent
justice à l’architecture de Tanger qui est au moins aussi belle
que celle de Casablanca.
D.A : Elle est moins
luxueuse, étant adaptée aux collines de la ville. Ici, à Tanger il
y a beaucoup plus d’habitations et de maisons de moindre hauteur.
Tanger fait moins « grande ville ».
P.A : Tes photos sont principalement prises dans des quartiers en particulier ?
D.A : Pas spécialement. Plutôt près de la médina ou près de la Kasbah, ou entre le boulevard et la mer. Elles sont le fruit d’une très longue promenade à travers Tanger, le nez en l’air. Mes photos n’ont rien de prémédité.
P.A : Crois-tu en l’instant décisif ?
D.A : Complètement ! C’est l’instant qui fait que tout se résume en une image. Il faut être au bon endroit au bon moment pour le capter. Et s’il peut comporter en plus une dimension esthétique, je ne la refuse pas !
P.A : Tanger, pour un artiste comme toi, est une inépuisable source d’inspiration. Tu continues à photographier Tanger ?
D.A : Quelqu’un m’a dit : » vous avez traité les Intérieurs simples de Tanger pour une première exposition. Pour la prochaine vous allez montrer l’Empreinte de Tanger. Cette année, vous exposerez aussi les terrasses de Tanger, et vous aviez également photographié ses pensions. Vous ne vous arrêterez donc jamais ? Je continue, bien sûr !
J’ai accumulé une somme considérable
de photos de cette ville. Dans la ville, sur la ville.
C’est
quasiment sans fin, il ne se passe pas une semaine sans que je prenne
des photos de Tanger ! La source d’inspiration est là, elle
coule vigoureusement, elle pourra sans doute m’amener à faire
d’autres « portraits de ville », autour de la
Méditerranée ou ailleurs.
Trop longtemps, les historiens et
critiques d’art ont tenu les photographies dites « publicitaires »
ou estampillées « de mode » à l’écart du saint des
saints de la photographie artistique seule digne des cimaises des
galeries ou des musées.
D’abord aux Etats Unis, puis en France,
fort heureusement les regards se sont dessillés. Qui aujourd’hui
ne reconnaîtrait pas à Richard Avedon sa place éminente dans
l’histoire de la photographie ? Qui ferait encore semblant de
ne pas savoir que les premiers maîtres du genre s’appelaient Man
Ray, Paul Outerbridge Jr ou François Kollar ?
Daniel Aron a été incontestablement l’un de ces maîtres es photo publicitaire, père d’une icône sans cesse donnée en exemple (Woolmark, 1974) et de multiples autres images où son savoir faire technique en studio le disputait à son art de régler lumières, colorimétrie et agencements des formes.
(cf La photographie publicitaire en France, Musée des Arts Décoratifs, Paris, 2006)
Mais… sorti du studio et des commandes, qu’a fait Daniel Aron toutes ces années ? Il a encore pris des photographies, capté des instants, mis en boite la lumière, saisi des images du monde qui l’entourait, on ne se refait pas. Cà et là, au hasard de ses pérégrinations, guidé par la curiosité et l’impératif catégorique de Cartier Bresson de quester « l’instant décisif », il a très modestement accumulé un nombre considérable d’images sans se soucier de les montrer, de les exposer, de jouer des coudes pour s’imposer dans le monde de l’art.
Aujourd’hui, ces photographies, comme
d’un bain de révélateur, remontent à la surface et nous offrent
leurs richesses à plus d’un titre : dans la variété des
sujets d’abord, qui indique la soif visuelle insatiable de Daniel
Aron mais aussi et surtout dans l’infinie liberté que l’artiste
s’octroie de ne pas avoir à suivre un genre particulier de
photographie (humaniste, de reportage, plasticienne, etc.) et de
n’affirmer qu’un style sans inféodation à quelque école :
le sien propre.
Au sein de cet ensemble photographique, dont
on n’a pas fini de voir surgir des surprises, un premier corpus a
émergé, celui qui tient le plus à cœur au photographe, celui dans
lequel il s’est le plus investi, corps et âme pour le dire d’une
manière certes un peu emphatique mais vraie. Avant d’être une
théorie d’images mises bord à bord pour en faciliter la
monstration, ce sont des battements de cœur, des marches, des
arrêts, des souffles, des respirations, des poses souriantes
accordées, quelques situations dérobées, des jeux d’ombre et de
lumière, des moments sauvés à l’avancée du temps, des hommes,
des femmes, des enfants saisis dans un espace commun, celui d’une
ville : Tanger.
Chaque photographie de Daniel Aron est
une déclaration d’amour à cette ville et à ses habitants. Tour à
tour, chacune de ses images dit son bonheur de se tenir là dans
cette atmosphère maritime, embrassé par le souffle du Chergui qui
ici pliera un arbre et là soulèvera le pan de la veste d’un homme
discutant au beau milieu de la ville. Cette dernière
Image n’étant pas sans évoquer
d’ailleurs – par la forte construction plastique du réseau de
ses lignes, le contraste puissant et savamment orchestré de ses
ombres et lumières alliés à un sujet habité par la présence de
ses protagonistes – l’univers d’un autre photographe, Joël
Meyerhowitz, dont le style de Daniel Aron pourrait être
rapproché.
A la présence de la mer, vers laquelle fuient
quelques ruelles, au bord de laquelle s’accrochent ces pans de murs
jaunes, enchâssant la bâtisse la plus septentrionale d’Afrique,
répond le ciel. Rarement absent des photographies de Daniel Aron
même lorsqu’il est réduit à une lucarne, à une fenêtre griffée
d’antennes de télévision, une faille rongée par la frondaison
des arbres, souvent une infime triangle de lumière par où peut
toujours fuir le regard. Cette présence du ciel est le témoin de
l’attention délicate du photographe qui ne cherche pas à imposer
comme le font trop fréquemment ses pairs, le diktat d’une image
frontale sans échappatoire.
Les photographies de Daniel Aron
n’en sont pas moins signifiantes pour autant et l’abandon puis la
destruction d’un bon nombre de villas tangéroises l’inquiètent,
les images parlent d’elles-mêmes. Faut-il avec Giuseppe Ungaretti,
italien né au Caire en 1888 et fin connaisseur du monde
méditerranéen, interpréter, à l’encontre des pratiques
patrimoniales occidentales, « le sens qu’ont les Arabes de
l’éphémère » et conclure avec lui que « la ville
pour l’Arabe, n’est jamais qu’une tente » ? (a
partir du désert, « Le Caire, 24 Septembre 1931 »,
Seuil, 1965,p.61, trad.Ph Jaccottet) Puzzling question à laquelle la
réponse n’est bien évidemment pas la suburbanisation si
architecturalement pauvre qui semble guetter la ville… Un couple
marchant dans ce no man’s land et deux silhouettes adossées à des
moellons, dans ce même univers, y font directement écho.
La mer, le ciel, le vent, les murs des maisons et leurs intérieurs (une autre série d’œuvres traite plus précisément ce dernier sujet : Intérieurs Simples à Tanger, Textes de Lotfi Akalay, Galerie Caravane, Paris, 2003) s’effaceraient presque néanmoins quand surgissent les individus que Daniel Aron saisit à la dérobée ou dans des poses sans apprêt. Connus ou non, les visages sont presque toujours souriants, les attitudes décontractées, détendues et nonobstant majestueuses, appuyées par cette élégance dans l’habillement dont Eugène Delacroix a tout dit : « Certains usages antiques et vulgaires ont de la majesté qui manque chez nous dans les circonstances les plus graves. (…) Ils sont plus près de la nature de mille manières : leurs habits, la forme de leurs souliers. Aussi, la beauté s’unit à tout ce qu’ils font. Nous autres, dans nos corsets, nos souliers étroits, nos gaines ridicules, nous faisons pitié. »(Journal, »Tanger, 28 Avril 1832 », Plon, 1981,pp.111-112)
Par les coiffes, djellabas et babouches, le maintien antique et le charme de la sinuosité des plis drapés aidant, l’allure orientale donne une distinction unique aux portraits des Gentlemen tangérois et magnifie la jeune femme qui pose devant l’enchevêtrement des motifs géométriques de sa demeure. D’autres portraits, aux costumes plus convenus, ne sont pas en reste pour exprimer l’élégance, la dignité, l’humanité que Daniel Aron cherche à saisir et à restituer – avec une empathie communicative - à chacun . En cela, paradoxalement, les porteurs de smokings/nœuds papillons dépassent leur condition étroitement mondaine par la situation (respectivement accompagné d’une poule( !) ou d’un verre d’alcool) et le décor dans lesquels ils se trouvent recadrés, de la même manière que le groupe d’ouvriers de la menuiserie acquiert la hauteur morale des Constructeurs de Fernand Léger.
On pourrait gloser à l’infini et surcharger de discours les images de Daniel Aron dont l’expression visuelle est assez riche pour nourrir bien des paraphrases et des rapprochements visuels, évoquer par exemple Rodtchenko pour la vue en contre-plongée diagonale de la femme en contrebas d’une façade de cinéma ou encore le clin d’œil/hommage à peine dissimulé au mouvement avant-gardiste de la Nouvelle Vision pour le toboggan à l’ombre fortement appuyée, etc.
Resteront, tout discours vain oublié,
des images imprimées dans la mémoire : un dandy fumeur portant
panama, un écrivain avec ses chats, un Pyrrhon ténébreux dans
l’encoignure d’une terrasse, des regards, des lumières, des
contrastes, des couleurs… la morsure du temps, l’empreinte de
Tanger ?