C’est Paul Bowles, qui le premier, me parla des Pensions à Tanger.
C’était en 1996, je faisais un portrait de lui dans son appartement de l’immeuble Itesa.
Paul Bowles , comme la plupart de ses contemporains, écrivains, peintres, photographes, musiciens avaient séjourné dans ces « petits hôtels » installés dans des Maisons au style plus ou moins européen.
Avec mon ami, le peintre Franco Pardi, nous avions l’habitude de nous retrouver de bonne heure, à la terrasse du Café de France, pour partir vers d’improbables destinations à travers cette ville qu’il connaissait bien. Quand une pension « était repérée », nous inventions des petits scenari, Franco s’enquérait du prix des chambres, de leur disponibilité, « nous avions beaucoup d’amis qui viendraient à Tanger pour un mariage… ». Pendant ce temps, je filais dans les étages explorer couloirs, Hall et chambres aux portes entrebâillées.
J’ai aimé l’atmosphère désuète et séduisante de ces pensions, la fraicheur des couloirs un peu obscurs, où se côtoient encore, voyageurs anonymes et jeunes artistes.
En hommage à Franco Pardi, disparu en 2012
A Tanger, dans la rue, au café, on voit des hommes, beaucoup d’hommes. Les femmes sont là, qui passent hâtivement et semblent glisser sur un territoire qui manifestement, n’est pas le leur.
J’ai photographié ces rues et suis entré dans les maisons (Tanger : Intérieurs Simples – Caravane – Paris 2003 et Institut Français, Tanger 2004).
C’est là que j’ai découvert ces escaliers dérobés, escarpés, dont les sommets sombres ne semblent mener nulle part.
Des silhouettes floues s’y glissent, gênées par l’étroitesse et la hauteur des marches.
Là-haut, sur les terrasses, c’est l’autre vie de la ville, celle des femmes.
La ville des hommes s’est éloignée, les femmes se libèrent du carcan de l’apparence : on y voit flotter des cheveux, on entend des éclats de rire qui en bas auraient semblé incongrus.
Les voisins s’interpellent, le linge flotte partout, et sert de paravent pour des rencontres discrètes.
J’ai photographié ces lieux, surtout le soir, pour mieux cerner ces territoires de liberté.
Texte de Stéphanie Gaou
A L.,
Dans quelques jours, et ces jours me sont comptés - entre-temps, il y aura eu les nuits de pleine lune, grasses et lumineuses, et insomniaques, au relent de vie retenue - dans quelques jours, je traverserai un champ de pierres sèches, une garrigue secouée par le mistral. Mes pas feront crisser le gravier des allées mornes d'un cimetière. Dans quelques jours, je rendrai hommage à ce qui s'est arrêté, au silence, à l'absente, à ce que fut ma vie avant. Quand elle était là. En vie. Je suis là aussi, posée en équilibre sur le rebord de la terrasse, en cet instant de ciel beau, en cet instant de lumière étourdissante, j'entends le froissement des linges sur leur corde, je regarde les femmes Arabes, elles s'affairent en arrosant d'eau fraîche les sols en ciment. Toute cette transparence. Et toute cette misère si belle. Je regarde là-bas, de l'autre côté, là où viendrait se perdre n'importe quel rivage, là où tous les malentendus se sont écorchés entre Orient et Occident. Je regarde le ciel, et puis la mer, et puis les montagnes, les collines, les éoliennes. Je suis là, mais je ne suis pas chez moi. Dans quelques jours, j'irai me prosterner auprès d'une tombe à la lourdeur minérale. Il faudra ne pas chanceler, mes pieds fouleront ce sol létal, ces rangées d'humains en décomposition. Il y aura ce qui fait l'âpreté et le ridicule de la mort organisée par les vivants: les échardes, les ronces, les bouquets trop colorés dans les pots en plastiques qui se ternissent en plein cagnard, les plaques de marbre à la poésie redondante et nécrologique, quelques bouquets de lavande perdus çà et là. Une atmosphère de recueillement rugueux, du Sud. Je serai dardée de chaleur, apprivoisée par les éclats de soleil qui percent la peau, qui étincèlent. Du bleu en toute résonance. Du bleu toujours. Ce bleu que jamais, décidément, je ne pourrai aimer. Et l'or du soleil aussi.
Je repenserai à Carthage, aux ruines phéniciennes que je voulais visiter et que je n'ai jamais vues. Je me souviendrai de quoi d'autre en ce moment de méditation singulière? Comment me souvenir d'elle seulement? Cette morte qui gît depuis toutes ces années sous terre avec la vermine. Il faudra repenser à ces ciels ouverts, aux antiquités byzantines de la grande Turquie, plongée dans une lumière implacable. Il faudra, oui, il le faudra à tout prix pour chasser la mélancolie, repenser aux ruelles de Lisbonne. Lisbonne, duègne, aristocratique sur le déclin, avec ces palmiers qui se rengorgent aux cieux, qui me fait sans cesse penser à Tanger, qui me manque comme Tanger me manquait quand je n'y vivais pas. Deux belles garces, ces villes-là, sœurs en émotions de géographie charnelle. Il faudra penser à la chevelure léonine et ténébreuse des femmes de la médina quand elles sortent sur les terrasses de leurs maisons biscornues, les mêmes sorties en fin de journée, foulardées, l'œil au khôl impeccable, et ceci aussi les jours de grande chaleur. Il faudra penser à tout ce qui appelle la vie. Et surtout pas la mort. L'air de John Coltrane, la voix d'Erykah Badu, suave et érotique, les déhanchements des danseurs africains aperçus une après-midi de canicule à Saint-Louis du Sénégal. Repenser aux mains du grand aimé languide qui porte pourtant en lui tant de sombre, tant de tristesse. Penser à lui et n'y plus penser, vite, pour éloigner la peur du vide, la peur du néant, parce que pour moi, cet homme, c'est le vide. C'est du vertige, il est aussi haut qu'une falaise. Alors, surtout n'y penser qu'en fugace. Il faudra repenser à toutes les démesures qui ont traversé ma vie. Ces démesures qui portaient tant de noms, qui se conjuguaient à tous les temps. Je te les donnerai, ma morte, toutes ces démesures.
Du haut de la terrasse, je vois les mouettes, elles font des cercles, des ondulations, elles se balancent en pleine vie, ivres de tant d'air, ivres de cette impertinence. Les heureuses. Je te donnerai tout ça quand je viendrai. Je n'ai pas pu te le donner avant. Je t'en présente mes excuses. Voilà qui est une promesse. Je t'ai aimée, toutes ces années durant. Et je me taisais. Tu n'étais pas de ceux-là qui prennent l'amour pour une force. Tu étais silencieuse aussi. Et tu consacrais ta vie à préserver les secrets, les mystères. Je t'ai aimée ainsi. Je t'ai aimée toujours. Toi, tu ne m'as jamais dit "Je t'aime". Qu'importe. Là, je serai à genoux, accroupie en terre, avec toi, en prise avec ce que les années m'apportent lentement: le départ, ma prochaine propre disparition. Tu es partie, c'est vrai, mais moi, du haut de ma terrasse tapée par le soleil, je te fais survivre, je m'y applique avec tout le sacre dont je suis capable, tu es mon meilleur souvenir, ma plus belle religion. Dans quelques jours, je te le promets, je ne flancherai pas. Je viendrai obséquieusement te rendre mon dernier hommage. Tu es morte quand déjà? Je ne sais plus. J'ai oublié. Je vois toujours toute cette vie, cette grouille, qui fait la dynamo de cette ville vorace. J'ai oublié ici que l'on pouvait mourir. Il y a tant de gens qui surgissent de derrière les murs, à travers les portes, il y a tant de gens toujours. Comment penser à l'absence avec autant de présents? Ne mourraient-ils jamais ici, ou quoi? Je vais m'enivrer, boire jusqu'à plus pouvoir. Boire jusqu'à prononcer ton prénom en litanie. L. L'initiale de ton prénom qui me fait penser à Louve. Tu fus ma louve. Tu seras ma louve, à toujours. Je vais boire et ne saurai plus me saouler.
Je suis seule face à tout ce ciel gigantesque, cette immensité d'Afrique, cet azur plus enivrant que le vin, plus agaçant que l'amour, plus. Plus. Je ne peux plus supporter ce plus. Je vais venir. C'est une promesse. Accorde-moi encore ces quelques jours de pleine lune, accorde-moi la nuit sur la terrasse, bercée par les froufrous des grillons, laisse-moi encore regarder les femmes qui étendent leur linge, qui rangent sans cesse, laisse-moi avec ma symphonie de femmes, je t'en supplie, laisse-moi encore un peu de temps et je viendrai. Tu es morte il y a sept ans à présent. Et je ne suis jamais venue. Lâche que je suis. Je t'ai laissée pourrir, redevenir semence à l'univers. Je t'ai nourrie de mes pensées depuis tout ce temps. Est-ce suffisant? Et je me dis ceci: quelle est cette effarante manie de toujours fuir ceux que j'aime? En quoi ces personnes-là me font tant craindre mes propres élans? Je t'ai fuie. Oui, j'avoue. Là, humaine parmi les mouettes hurlantes, je te l'avoue, tu n'entendras rien, elles crient plus fort que moi: je t'ai fuie. Je t'ai abandonnée. J'avoue. Mes instincts de vie étaient plus forts que tes élans de mort. Je l'avoue. Vas-tu supporter de me voir, moi la traîtresse, vas-tu accepter à tes côtés cette presque morte qui te sert minablement de descendance? Tu auras le droit de me cracher au visage, je ne pourrai même pas t'en vouloir. Je crois que j'aurais fait la même chose. N'est-ce pas?
Parce que pendant que tu mourrais, je restais écrasée par les rayons de ce fascinant soleil. De cette Afrique qui m'encense et devient essentielle. Je t'ai laissée mourir, moi vive sur ma terrasse, brunie par la beauté du vent d'Est. Etourdie par les chants sagaces des mouettes orientales. Et je t'ai oubliée.
C'est une farce, ma louve, je ne viendrai pas. Je ne sais pas tenir mes promesses. Ça me fait chier de tenir mes promesses. Tu me le disais déjà quand j'étais petite. Tu me craignais aussi inconstante que ma mère, tu me punissais. Je n'étais jamais assez valeureuse, assez courageuse. Je n'étais pas assez. Je n'irai pas balancer ma hargne dans la garrigue de notre terre, je suis trop peureuse pour t'affronter, pour remettre à jour le passé. Je ne peux pas revenir te voir et considérer enfin que je suis orpheline en ce monde. Je ne peux pas. Rester là, passive, à contempler toutes ces existences depuis ma terrasse, c'est profiter encore de ces quelques instants de répit, qui me laissent en vie à moi-même. Ne m'en veux pas.